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Réponses aux questions de Sonja Klee (2006)

           Je viens de lire toutes tes questions, chère Sonja, et vois qu’il va me falloir préciser pas mal de points qui sont presque aussi flous pour moi que pour toi. Je te prie de m’excuser, mais je ne vais pas répondre à tes questions très systématiquement, ce sera plutôt en pagaille.

           D’abord, quel sens je donne à ces mots clefs : ironie, humour et accessoirement jubilation, bienfaits… ? Je commence en citant une phrase de Stendhal qui, bien que Français, appréciait beaucoup les Italiens qui sont sous-entendus dans ce propos :

           « Les Français chez qui le plaisir de montrer de l’ironie étouffe le bonheur d’avoir de l’enthousiasme ».

           Je suis d’accord avec Stendhal, sans partager pour autant son enthousiasme pour l’enthousiasme qui a aidé, il me semble, les pires dictatures. Ces absolutismes que l’ironie nous a peut-être aidés à éviter. Je rêve sans doute ! D’ailleurs cette ironie, bien française, je ne l’ai jamais vraiment aimée ni cultivée. L’ironie est si souvent tournée contre quelqu’un que l’on ridiculise et abaisse pour mieux se valoriser soi-même. Elle est héroïque quand elle est utilisée par les opprimés contre leurs agresseurs et détestable dans le sens contraire.

           En fait, je serais d’accord pour garder le début de la phrase et changerais « étouffe le bonheur de l’enthousiasme » par « fait ignorer les bienfaits de l’humour ». L’humour, lui, n’agresse que le « bon sens » et puis ses bienfaits sont nombreux, il peut calmer les douleurs, les sérieux, les croyances, les arrogances, seulement en les absorbant. Il crée un monde semblable et parallèle à la réalité, mais inversé et absurde. J’aime imaginer que, semblable à ces fameux trous noirs de l’univers, il y a des trous d’humour noir où se trouve l’anti-matière à rire. Cet humour peut réussir à soigner l’ennui d’aristocrates anglais aussi bien que l’angoisse des juifs du ghetto de Varsovie. Il n’est cependant pas vraiment universel. Il exaspère les engagés, les croyants et les sérieux. Les dictateurs ne le tolèrent pas (jusqu’ici). Il peut provoquer le rire, mais dans ses meilleurs moments, il est plutôt créateur de longues jubilations que de brefs éclats de rire.

           Dans mon travail, je le sens toujours présent, bien que certains, sans doute, ne le voient jamais. Dès 1952, un certain goût pour le vide m’a poussé à aller encore la rigueur de « l’Art Concret » en réalisant des répartitions uniformes. Puis en 1958, toujours dans le but de prendre une distance avec mes œuvres, j’ai utilisé des systèmes aléatoires. Eh bien, cette attitude, sans aucune justification métaphysique ou transcendantale, me semble répondre à un certain penchant pour l’absurde, à quelque chose qui ressemblerait à un début d’humour tranquille.

           Bien sûr à l’époque, je me référais souvent à « l’Art concret » et à Max Bill qui n’est pas vraiment un spécialiste de l’humour. Mais en fait, ce qui m’excitait dans l’Art Concret, c’était le côté exterminateur de décisions subjectives. Dans l’art occidental, avant le XXe siècle, les œuvres ont été le fruit de milliers, voire de millions de décisions subjectives. Au XXe siècle, avec les œuvres de Malevitch ou Mondrian, il n’en restait plus, sans doute, qu’une centaine, puis, plus tard, avec l’œuvre de Bill de 1946 Carré blanc où figurait une répartition régulière de 81 carrés, soit 80 carrés noirs et blanc, il en restait encore beaucoup moins, et puis enfin, dans mon hommage pour les soixante-dix ans de Max Bill, où j’ai repris son tableau de 1946, mais avec tous les 81 carrés noirs, selon mes calculs, on n’arrivait seulement qu’à onze décisions subjectives

           Oui, ma définition « ironiquement formelle » que j’avais oubliée, conviendrait pour pas mal de ces œuvres minimalistes des années 1950. Et puis, les « formellement ironiques » discrètes seraient les œuvres où le hasard « singe » l’artiste inspiré, et enfin, les formellement ironiques un peu lourdes seraient « bonbons, flash, klaxon », les « reflets dans l’eau » et le « cul, con, non, nul » que tu aimes bien. Toutes ces œuvres sont de l’époque du GRAV et sont, bien sûr, le fruit de l’émulation, de la surenchère joyeuse qui nous animait.

           D’ailleurs, « la participation du spectateur » chère au GRAV était, aussi, une autre façon de prendre une distance avec l’œuvre, un peu plus brutale et même quelque fois un peu plus lourde qu’avec la participation du hasard.

           Tes questions, en remuant mes souvenirs, me font petit à petit penser qu’en fait, ce contre quoi j’ai le plus réagi, ce qui m’a le plus énervé (et continue toujours d’ailleurs), ce ne sont pas les collectionneurs, les galeries, les critiques ou les grandes idées religieuses ou politiques, non, ce sont les artistes ou plus exactement le comportement de certains artistes de mon époque largement majoritaires. J’ai d’ailleurs retrouvé un passage de mon texte de 1971, « Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique », qui te dira beaucoup mieux que moi ce que je pense encore aujourd’hui, mais d’une façon un peu moins sérieuse et moralisatrice.

           C’est quand un homme politique, un scientifique, un artiste, etc., laisse croire que ce qu’il est ou ce qu’il fait est d’une nature différente de ce qu’est ou de ce que fait le « vulgaire » que la mystification apparaît. C’est, pour moi, la plus grande faute contre le progrès et l’intelligence, c’est toujours un retour en arrière (vers les pires arrières). Je considère donc comme des réactionnaires redoutables les artistes qui, volontairement ou non, cultivent l’arbitraire, laissent croire à l’existence de justifications secrètes, jouent aux despotes obscurcis, tout en se considérant comme des révolutionnaires de l’art.

           Oui, voilà pourquoi j’ai sympathisé avec des mouvements qui étaient en réaction contre cette image de l’artiste inspiré et génial, par exemple l’Art Concret, ou cette recherche pour une science de l’art, chère à François Molnar, ou même à l’opposé le Dada cool des Duchamp, Picabia, Filliou.

           Quand tu me demandes quelle signification a pour moi l’idée de liberté en ce qui concerne les arts. Eh bien, je crois que, dans nos démocraties occidentales, les plus grands ennemis de cette liberté chérie, ce sont les artistes sérieux, pontifiants, professant, réglementant après avoir au départ eu, eux-mêmes, leur célébrité en refusant des règles établies. Les artistes aidés et dépassés par leurs supporters, bien sûr.

           Alors, à quel moment mon goût pour la mise à distance de l’œuvre, pour le détachement que j’ai eu dès 1952 a-t-il pu s’enrichir d’une dose suffisante de dérision pour avoir droit à l’appellation d’humour, c’est difficile à dire !

           C’est vrai que la frivolité, l’humour étaient mal vus non seulement par Hegel, mais aussi par l’intelligentsia dominante de la gauche française après la guerre. Être indifférent était une attitude réactionnaire, voir fasciste.

           Revenons à mes titres. Ils sont importants pour moi, car ils sont d’abord là pour rappeler qu’il ne faut pas prendre au sérieux ce qu’ils recouvrent, et puis certaines fois, ils donnent par leur construction grotesque un équivalent de ce qui se passe dans le tableau comme Géométree, Steel-life, Free-vol, Géométrie dans les spasmes, etc. Pour moi, dans le dernier tiers du XXe siècle, « l’Art Concret » aussi bien que la poésie, l’architecture, la pub, la politique, l’érotisme, etc., ont dû faire appel à l’ironie s’ils voulaient être consommés dans notre Occident décadent (cet adjectif « décadent » a été inventé par les barbares pour désigner les civilisés). Mais c’est vrai que des historiens de l’art continuent souvent à penser que si, à la rigueur, il y a des chefs-d’œuvre « drôles », c’est malgré leur « drôlerie » qu’ils sont des chefs-d’œuvre.

           Quant à moi, je dis merci, par exemple et en vrac aux Marx Brothers, à Alphonse Allais, au baroque tardif du Sud de l’Allemagne, à Picabia, Filliou, Armleder, Lavier, Raymond Devos, et bien d’autres… qui m’ont fait rire.

           Enfin, en relisant tes questions, j’en trouve évidemment auxquelles je n’ai pas répondu.

           Par exemple, est-ce que je pense que sans les titres et les autocommentaires, un public non averti percevrait de l’humour dans certaines de mes œuvres ? Non bien sûr ! Mes œuvres ne sont pas destinées à un grand public non averti. Elles sont faites pour des spectateurs complices, pas forcément toujours d’accord, mais quand même au courant. Pour « les farces » que j’aime bien chez les autres, il n’y a pas, en principe, de nécessité, pour le spectateur d’être averti. Depuis longtemps, je ne rêve absolument pas d’avoir un public populaire.

           Autre question : quelles œuvres ont pu m’influencer et m’encourager à mélanger Art Concret, ou tout au moins géométrie et humour ? En remuant encore une fois mes vagues souvenirs, apparaissent trois sources que je vais citer chronologiquement suivant les moments où elles me sont apparues. Tout d’abord, les œuvres très géométriques et joyeuses, mais bien sûr un peu figuratives que Picasso avait réalisées en 1946 à Antibes et puis surtout de nombreuses œuvres merveilleuses de ton homonyme Paul Klee. Enfin, les œuvres de Sophie Taeuber, une artiste exemplaire à beaucoup de points de vue, et particulièrement pour l’heureux mariage qu’elle a réalisé entre la Suisse et Dada, entre elle-même et Hans Arp. II y a bien sûr ses propres œuvres, éclatantes et joyeuses, dont les titres sont souvent ironiques comme Flottant, aligné, oscillant, écartant, soutenant, 1932 ; Six espaces aux teintes ensoleillées, 1938. Mais ce sont les œuvres qu’elle a réalisées en 1918 avec Arp, les « duo collages » qui m’ont vraiment profondément influencé. Ces carrés ou rectangles coupés au massicot et collés à la suite, au hasard, qui ont aussi influencé Ellsworth Kelly lors de son séjour à Paris.

           En annexe un Paul Klee plein de géométrie et d’humour, et une citation de Cioran que j’ai découverte hier et qui m’a ravi :

           « Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient un assassin virtuel ; qu’il transmette son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu’au nom d’un dieu ou des contrefaçons… (…) Lorsqu’on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule… Regardez autour de vous : partout des larves qui prêchent ; chaque institution traduit une mission… (…) On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs ; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l’histoire… L’humanité leur doit le peu de moment de prospérité qu’elle connut…

           Le fanatique, lui est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer par elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre… les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête…

           Des boueux aux snobs, tous dépensent leur générosité criminelle, tous distribuent les recettes du bonheur, tous veulent diriger les pas de tous. »

Interview de Sonja Klee dans le cadre de son projet de thèse, reproduit dans le catalogue de l’exposition Raison et dérision, Musée Würth, Erstein, 3 octobre 2008 – ler février 2009.