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Les cheminements de π (1999)

J’avais depuis longtemps rêvé de trouver un système idéal, simple à comprendre, facile à réaliser avec mes outils habituels, règle et rapporteur, qui serait capable de créer des lignes au cheminement imprévisible et l’infini (tout au moins en apparence).

Malgré de nombreux essais sporadiques, comme ces dessins de 1952*, je n’avais pu, jusqu’en 1998, réaliser ce rêve.

Pour ceux qui pourraient s’étonner que j’ai mis si longtemps à trouver quelque chose d’aussi simple, voici un petit historique de mon cheminement.

En 1958, avec mes 6 répartitions aléatoires de 4 carrés noirs et blancs d’après les chiffres pairs et impairs du nombre π, j’avais trouvé un système dont le développement, que l’on pouvait imaginer infini, utilisait déjà les décimales de π. Mais son principe binaire réduisait le cheminement à une allée dallée, rectiligne, qui aurait été sans surprises et ennuyeuse bien avant l’infini.

C’est vrai qu’à cette époque, j’étais avant tout intéressé par des répartitions aléatoires de surfaces (carrés, triangles) ou de lignes droites. Les lignes brisées, qui allaient être plus tard « la solution », me semblaient alors contenir des tendances déviationnistes, crypto-expressionnistes ou même crypto-baroques que je refusais catégoriquement.

En fait, par la suite, j’ai réalisé qu’une des raisons d’être de mes systèmes, et non la moindre, était de stimuler, de parodier de vrais mouvements artistiques, illustrés par de vrais chefs-d’œuvre, exécutés par de vrais artistes à la suite d’innombrables décisions subjectives et géniales. Je savais, bien sûr, que mes systèmes étaient doués pour travestir des éléments simples en œuvres pseudo-constructivistes, et je l’acceptais, mais je ne les aimais pas assez ces systèmes pour leur permettre de faire n’importe quoi : du pseudo-impressionnisme, du pseudo-expressionnisme, etc., … jusqu’au pseudo-rococo d’aujourd’hui.

Je ne sais plus qui disait : « Un avantage de l’art systématique est qu’il permet de faire des choses que l’on n’aime pas, ce qui augmente beaucoup le champ de la création. » D’ailleurs en fait, aujourd’hui, le succès plus grand (bien que relatif) de la géométrie pure et dure a émoussé l’amour exclusif que je lui portais et mon intérêt s’est plutôt tourné vers des formes plus équivoques et plus frivoles, toujours systématisées bien entendu. Cette digression nous a permis d’attendre 1998, date où, enfin, j’ai pu réaliser mon rêve d’une ligne infinie au cheminement imprévisible qui se génère lui-même et cela, grâce à la fin de mon allergie pour les lignes brisées, à un accordéon déglingué, aux décimales du chiffre π et à un ordinateur en bon état.

– Ma tolérance aux lignes brisées était la première condition pour pouvoir cheminer avec grâce et piquant vers l’infini.

– L’image d’un accordéon accidenté m’est venue dès les premiers essais. Un accordéon en bon état présente un zigzag bien régulier où tous les segments de droites forment entre eux des angles égaux qui peuvent tous, ensemble, augmenter ou diminuer leur ouverture. Mon zigzag, lui, serait à déconseiller pour un accordéon sérieux : ses angles sont différents les uns des autres et définitivement fixes.

– Les degrés de ces angles sont donnés par la suite des décimales du chiffre π après conversion. La conversion la plus simple est 1 = 10°, 2 = 20°, 3 = 30°, 4 = 40°, 5 = 50°, 6 = 60°, 7 = 70°, 8 = 80°, 9 = 90°, 0 = 100°*. Mais toute autre valeur peut être donnée aux décimales. J’ai choisi arbitrairement 4 équivalences : 1 = 10°, 1 = 30°, 1 = 45°, 1 = 90°, dont j’ai illustré les cheminements à travers 13 – 50 et 3 000 décimales. J’ai aussi fait deux petites expéditions de 3 000 décimales avec les équivalences 1 = 179°et 1 = 180°(à 1°de différence : l’explosion et la ligne droite).

– Bien sûr, je dois rendre hommage à l’ordinateur en bon état, comme au programmateur Rémi Bréval et à mon assistant Philippe Lamy, grâce auxquels j’ai pu économiser quelques dizaines d’années pour ajouter les cheminements de centaines de milliers de décimales à ceux que j’ai prospectés pendant un an avec la seule aide de ma règle et de mon fidèle rapporteur.

Oui, grâce à toutes ces conditions, je peux me perdre avec jubilation, à l’infini, dans de nouveaux cheminements vers l’infini. Et je peux aussi faire partager cette joie à ceux qui sont branchés sur Internet et sur mes élucubrations. Il suffira qu’ils fassent : www.culture.entreelibre.fr. En fait, ils ne partageront ni ma joie, ni mon ennui. Ils les garderont pour eux en découvrant leurs propres cheminements qui auront toutes les chances d’être vierges, étant donné le nombre « presque infini » de possibilités.


Pourquoi π ?

Oui, bien sûr, n’importe quelle suite de chiffres « au hasard » aurait donné des types de cheminements assez semblables à ceux provoqués par les décimales de π. Par exemple, les numéros d’un annuaire de téléphone (indicatifs locaux enlevés) que j’ai souvent utilisés quand, à l’époque, ma source de décimales de π n’avait pas assez de chiffres.

Mais d’un côté, comme dans les années cinquante, j’aime que les suites de chiffres « au hasard » que j’utilise soient contrôlables, que l’on ne puisse m’accuser d’avoir triché pour, par exemple, faire plus « beau ». Et puis d’un autre côté, je me suis amusé ces dernières années à lire quelques ouvrages sur π et ses décimales (comme Le Fascinant Nombre π de Jean-Paul Delahaye) et j’ai été amusé et même passionné par l’importance que des mathématiciens philosophes, un peu déjantés, ont pu donner à cette suite de chiffres.

La preuve en est cet acharnement depuis l’Antiquité à augmenter le nombre de ces décimales et cela, bien évidemment, sans raisons pratiques quand il dépasse les centaines de milliards.

Certains attendent encore que ces décimales se répètent en boucle, qu’un chiffre apparaisse plus qu’un autre, qu’en convertissant les chiffres en lettres, le sens de π et celui de la vie, pourquoi pas, apparaissent. Dans un film américain sorti cette année, dont le titre est tout simplement « π »,  les décimales de π assaisonnées de quelques autres éléments font imploser un ordinateur après avoir découvert… dieu !

C’est donc encore mon goût de parodier, de simuler, qui m’a poussé à me joindre à cette aventure aussi frivole que systématique. À moins que, peut-être un jour, un de mes ou de vos cheminements révèle…


Nota : Les cheminements que je viens, tant bien que mal, de décrire, sont la base de ma série « π picturaux » et portent le nom de « π piquants ». En gardant toujours le même squelette mais en l’habillant de 1/4 de cercles, j’ai d’abord réalisé les « π rococo », puis avec des cercles sont venus les « π cycles », en colorant le squelette : les « π color », en épaississant et prolongeant les segments les « π puissants » et ce n’est pas fini. Je compte dans quelque temps faire un catalogue raisonné de cette série et m’interdire d’en réaliser de nouveaux (sauf pour les cadeaux de mariages ou d’anniversaires importants). C’est ce que j’ai déjà fait auparavant pour les Géométree, les Géométrie dans les spasmes ou les Steel Life
* Renvoie aux illustrations qui ne figurent pas ici.

Translated by Daniel Levin Becker. Originally published as “Les cheminements de π,” in Art Présence, no. 32 (October–December 1999), pp. 19–21.