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Mes systèmes à travestir, mes relâches, mes Free-vol (1993)


Mes SYSTÈMES À TRAVESTIR 

Incapable de m’intéresser au beau, au vrai, au cri ou à la raison, je me suis résigné depuis de nombreuses années à simuler, parodier ou travestir.

C’est bien de mon époque, bien de mon âge, ou même bien de mon milieu social, me dit-on. J’en conclus donc que c’est bien et que je ne vais pas m’arrêter là.

Un de mes « systèmes à travestir » préféré consiste à répartir des éléments simples sur une surface d’après le principe du jeu de bataille navale, les coordonnées étant fournies par les chiffres aléatoires d’un annuaire de téléphone. Les deux décisions subjectives restant donc en gros : quel élément choisir et combien de fois le répéter. Avec ce système, j’ai déjà travesti mes petits carrés en tableaux impressionnistes et mes grosses lignes en peintures abstraites expressionnistes. Je m’attaque maintenant à mes chers angles droits qui vont parodier de grands reliefs baroques (et abstraits bien évidemment). Il est donc superflu de préciser que toute ressemblance passée et future avec Monet, Seurat, Soulages, Kline, Tatlin, Stella, etc., n’est absolument pas fortuite.

La différence entre ces génies et moi-même est cependant fondamentale. Car eux ont construit leurs chefs-d’œuvre à la suite d’innombrables décisions subjectives. Chaque geste de ces artistes-artisans semble bien plus répondre à une nécessité intérieure immédiate qu’à un système préétabli inexorable (un tout petit peu moins chez Seurat). Et ce phénomène se reproduit bien évidemment à chaque nouvelle œuvre.

Quant à moi, mes quelques décisions subjectives consistant seulement définir ma règle du jeu et à choisir un élément simple, je laisse la réalisation de l’œuvre (ou plutôt de l’infinité d’œuvres possibles) se dérouler sans moi 1.


Mes RELÂCHES

RELÂCHES, le titre de mes dernières œuvres qui rend hommage à Picabia, peut aussi suggérer un adoucissement de ma rigueur minimaliste mais, comme on va le voir, ne doit pas mettre en doute ma rigueur systématique.

Dans cette nouvelle série, si les éléments sont moins simples qu’auparavant puisqu’apparaissent, entre autres, des couleurs et du mixed media, le système de positionnement des éléments et le choix de leurs couleurs restent toujours aussi simples et inexorables.

Les chiffres aléatoires, ou plus imprécisément quelconques, proviennent de l’annuaire de téléphone du Maine-et-Loire, page 313 (celle où figure mon numéro), après, bien sûr, l’exclusion des « indicatifs locaux » par trop répétitifs.

J’ai, cette fois-ci, demandé à maître Nicolas, huissier à Cannes, de « constater » qu’il n’y a pas eu « de triche » et que les chiffres qui ont permis le positionnement des éléments de mes « Relâches », le choix de leurs couleurs aussi bien que la succession de ces œuvres dans ce catalogue ou sur les murs de la galerie Durand-Dessert, proviennent bien de cette fameuse page 313 de l’annuaire de téléphone du Maine-et-Loire.

LE TABLEAU : 180 x 180 cm, est réalisé en peinture acrylique sur toile, sur bois. Un seul chiffre (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 ou 9) définit son inclinaison (0°, 9°, 18°, 27°, 36°, 45°, 54°, 63°, 72° ou 81°).

LES HUITS ANGLES DROITS : 180 x 180 cm, sont réalisés : deux en peinture à l’huile (seulement visibles quand ils traversent le tableau) – deux en alu avec laque glycérophtalique -deux en tube de néon - deux en ruban avec peinture acrylique. Leurs positions, sur une grille de cent chiffres (de 00 à 99) préalablement dessinée au crayon sur le mur, sont données par quatre chiffres de la façon suivante : les deux premiers chiffres marquent l’emplacement de la pointe de l’angle, les deux autres indiquent la direction que doit prendre l’une de leurs deux branches. Pour la seconde branche, on choisit, dans les deux positions possibles, celle qui rapproche le plus l’angle du centre du tableau.

Nota : – L’ordre de superposition des angles reste toujours le même : huile, alu, néon, ruban.

Le système de positionnement favorise, et je ne m’en plains pas, la situation « horizontale verticale » des angles qui apparaît dans 20% des cas. Il n’en reste pas moins que, d’après un de mes fils, chaque angle peut se positionner de 2796 façons différentes.

Les couleurs : un seul chiffre (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 ou 9) définit la couleur de l’élément (violet, bleu foncé, bleu clair, vert, jaune-citron, jaune-orange, orange, rouge clair, rouge foncé ou blanc).

Nota : Si l’on considère la subjectivité inévitable de ce choix de couleurs et la versatilité aussi inévitable de chacune d’elles d’un matériau à l’autre, on pourra comprendre pourquoi, pendant tant d’années, je n’ai fait confiance, dans mes œuvres systématiques, qu’au noir et blanc.


Mes FREE-VOL

Les Free-vol obéissent au même type de système que les Relâches, sauf que la grille de positionnement n’apparaît pas sur le mur, qu’il n’y a qu’un angle droit et que le tableau est toujours blanc.

1 Repris dans Alliage (Nice), n°28, automne 1996, p. 36 ; Art Présence (Pléneuf -Val-André), n°2, janvier-février 1993, p. 33.

Publié dans François Morellet, « Relâches » et « Free-vol » (cat. d’exp.), Paris, Galerie Liliane et Michel Durand-Dessert, 16 janvier-6 mars 1993, n. p.