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Entretien de François Morellet avec Bernard Marcadé (2011)

B. M. : Parallèlement à « Réinstallations », ton exposition du Centre Pompidou, nous avons carrément réussi à réaliser cette manifestation Kazimir Malevitch-François Morellet chez kamel mennour…

F. M. : Carrément, il y a un côté naïf et démodé dans cet adverbe. Je ne sais d’ailleurs pas si ça se dit toujours ?

B. M. : ça se dit toujours pour marquer une certaine hardiesse… Mais peut-être que les jeunes gens diraient aussi : « Une expo Malevitch-Morellet, assure grave ! » (Je m’aperçois tout de suite que l’inconscient me lance un clin d’œil, car en 1960 tu as été membre fondateur du Groupe de Recherche d’Art Visuel, dont l’acronyme est GRAV !) 

F. M. : En résumé tout cela n’a pas été vraiment grave, quant au principe de l’exposition, comme tu le sais, c’est Kamel Mennour qui en a eu la sympathique idée.

B. M. Une histoire de K. M. en somme ! Bien qu’improbable, cet acoquinement n’en est pas moins digne d’intérêt… D’autant plus que tu as fait, à plusieurs reprises, référence à l’inventeur du suprématisme, nous y reviendrons.  Restons-en au titre.  Je me souviens d’une fiction de Christian Besson1 qui décrivait une fin de soirée chez toi, et où Danielle, te voyant tituber dans les escaliers qui menaient à l’étage de votre chambre à coucher, te lança : « T’es carrément rond ! » … 

F. M. : Oui, et ma dernière œuvre, qui n’a d’ailleurs pas encore été exposée, est une œuvre à moitié carrée et à moitié ronde, dont le titre rappelle une chanson paillarde de ma jeunesse : « II n’est ni rond ni pointu ni carré, il est ovale mon trou de balle ». Mon tableau (la fiche existe déjà !) s’appellera donc II n’est ni rond ni pointu ni carré.Le reste sera pour les initiés survivants de la Belle Époque…

B. M. : C’est bien la moindre des choses pour quelqu’un qui se revendique de « la prestigieuse lignée des ennemis du carré » … Tu signales d’ailleurs cette appartenance dans le texte que tu avais écrit pour le livre que nous avions publié, en marge de ton exposition au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1990, « Le Ballet des Beaux-Arts »2. Dans ce texte, tu décris avec drôlerie ta relation avec les « carrés » de Malevitch. Je me permets d’en relire quelques extraits.

        « Le carré

        J’ai cru, comme beaucoup dans ma jeunesse, que Malévitch avait trouvé un certain charme aux carrés dont il a fait plusieurs « portraits » (comme disait si bien Strzeminski).

        La vérité est toute autre. Le courageux Malévitch s’est attaqué au carré pour bien d’autres raisons. Rappelons d’abord que ses portraits satyriques du quadrilatère ne couvrent qu’une faible période, elle-même précédée et suivie de peintures normales.

        Quel humour, quelle férocité dans ces carrés mutilés ! »

F. M. : Tu ne pouvais pas mieux dire ! Dans l’exposition, nous avons des dessins qui sont de la même année que le fameux Carré noir et carré rouge et qui témoignent de la veine drolatique de Malévitch. La période suprématiste de l’artiste est précédée en effet par sa période alogique, transmentale, dite aussi zaoum…Le Carré rouge lui-même a pour titre : Réalisme pictural d’une paysanne à deux dimensions ; Carré noir et carré rouge (toujours de la même année) s’intitule : Réalisme pictural d’un garçon avec un sac à dos. Ces titres ne sont pas innocents. Même si l’œuvre de Kazimir Malévitch va prendre très vite des accents délibérément spiritualistes, pour ne pas dire mystiques, il n’en demeure pas moins que ses premières tentatives suprématistes restent encore marquées par un sens de l’absurde. Du coup, il me plaît de penser que le parcours de ton art soit symétriquement inverse de celui de Malévitch. Le « sérieux » de ton art s’est assez vite transformé en « frivolité », alors que la dimension humoristique de l’œuvre de Malévitch s’est muée en une forme d’absolu esthétique.

F. M. : Quand j’ai écrit ce texte il y a plus de vingt ans, je ne connaissais pas cette étonnante période zaoum d’un Malévitch léger et ironique, illustrée par plusieurs dessins exposés. Mais en fait, très vite il a cru, à tort, qu’il se devait de faire un art sérieux pour mieux caller à l’idéal révolutionnaire de son époque. Il était tellement sincère, tellement confiant dans les vertus révolutionnaires de son art. Pourtant il a été violemment rejeté par les instances artistiques du pouvoir communiste.

B. M. : C’est vrai que l’idéal révolutionnaire est souvent du côté de la transcendance, voire de la religiosité…

F. M. : Il pouvait penser qu’il y avait une obligation morale de ne plus plaisanter avec l’art. Quand, après sa période suprématiste, il a réalisé sa série de paysans très raides, très stylisés, il revient en quelque sorte à ses œuvres de jeunesse. S’il avait alors rencontré le succès, cela aurait pu paraître comme une régression opportuniste. Son succès, comme tu le sais, a été on ne peut plus mesuré de son vivant. Il s’est violemment trouvé confronté à l’idéologie esthétique imbécile de Jdanov. Ce qui fait que ces dernières œuvres sont plus tragiques qu’opportunistes. Mais revenons à la période de Malévitch qui a fait (et qui continue à faire) autorité pour l’art moderne et contemporain. Quand j’ai commencé mes peintures « géométriques » (j’étais en province et je n’avais pas voulu faire les Beaux-Arts), on ne me disait pas : « Comme c’est choquant », mais plutôt : « Ah ! mais ça s’est fait avant guerre, plus personne n’en parle ! » Donc ce n’était pas très encourageant, mais j’avais pris dès 1952 une position enthousiaste et radicale anti-École de Paris, et en général anti-art inspiré, et les œuvres suprématistes de Malévitch étaient un peu trop transcendantes pour moi. J’ai été, par exemple, bien plus influencé par les « duo collages » réalisés en commun en 1918 par Jean Arp (le déserteur anarchiste) et Sophie Taeuber (la petite jeune fille art-déco), cette alliance de dada et de « légèreté précise ». L’un découpait au massicot des carrés et des rectangles, et l’autre les collait à mesure au hasard sur un carton. J’étais bien sûr également passionné par les activités du peintre Van Doesburg, qui a été l’un des fondateurs de l’art concret, tout en étant un poète dada sous le nom d’I. K. Bonset. Ce qui me chagrinait finalement, c’est que les carrés de Malévitch ne soient pas carrés.

B. M. : C’est d’ailleurs ce que tu écris, avec une douce ironie, dans Le Ballet des Beaux-Arts 

        « J’ai passé de bien longs moments dans des musées prestigieux attendant, le mètre dans la poche, que le gardien sommeille pour démasquer les quadrilatères monstrueux.

        Bien sûr, une fois, j’ai trouvé un carré, carré. Mais la supercherie était évidente, il s’agissait d’un faux ou plutôt de l’œuvre d’un élève malintentionné.

        Non, Malévitch n’aimait pas les carrés. Jdanov, qui ne partageait pas ce dégoût, ne put convaincre. Si bien que Malévitch préféra encore abandonner la géométrie plutôt que d’être obligé de peindre des carrés normaux. »

F. M. : II faut prendre cela au moins au quatrième degré. J’ai toujours été passionné par les œuvres d’art qui utilisent des systèmes et qui sont réparties « all-over » sans « composition », comme par exemple les murs de l’Alhambra de Grenade. Et, avec ce texte, je m’étais amusé à taquiner un peu un géant, un monument inébranlable.

B. M. : Néanmoins tu lui as rendu deux « hommages » sous forme d’intégrations   l’un dans l’architecture (à Chambéry) en 1982 (Le Fantôme de Malévitch), l’autre dans la nature (au bord de l’étang de Kerguéhennec) en 1990 (Le Naufrage de Malévitch) ?

F. M. : A Chambéry, on m’avait demandé de faire une intervention sur la façade du musée des Beaux­ Arts. Sur cette façade, il y avait trois niches vides qui entouraient la porte d’entrée. Je me suis amusé à imaginer qu’il y avait un carré qui se trouvait caché derrière la façade, un carré, dont les trois angles tombaient juste sur les trois niches, le quatrième angle étant rabattu sur le sol, devant la porte. Cela m’amusait de faire une plaisanterie avec un carré, et évidemment, celui qui personnifie le « carré pur » de l’art universel, c’est Malévitch ! C’était sans grand sérieux et avec un peu de malice. Pour moi, Malévitch c’était surtout le Carré noir, et donc cela me plaisait de faire apparaître son fantôme, comme il se doit : en blanc.

A Kerguéhennec j’ai imaginé aussi un carré, très grand cette fois, effondré dans l’eau et qui n’était visible que par ses angles. Ce grand carré se trouvait au fond de l’étang, du moins virtuellement ; alors que trois de ses angles émergeaient sur les berges, le quatrième angle était supposé se situer dans l’eau. D’où l’idée de « naufrage » qui aurait dû, historiquement, précéder le « fantôme ». Pour les amateurs d’art, Malévitch est quasiment le nom commun accolé au carré. Et encore une fois, comme je me sentais loin de ce carré, emblème de la transcendance, cela m’amusait à nouveau de le taquiner. Comme tu le sais, on ne taquine que les personnes que l’on aime bien…

B. M. : On retrouve cette idée de fantôme dans les trois pièces « sous-prématistes » de l’exposition. En jouant avec le relief des tubes de néon, les trois grandes « icônes » de Malévitch (le carré, le cercle, la croix) surgissent d’une manière spectrale. On identifie parfaitement leurs formes, sans pour autant qu’ils soient figurés explicitement.

F. M. Oui c’est vrai, mon carré, mon cercle et ma croix semblent plus appartenir au monde des fantômes ou des illusions qu’à celui des formes suprématistes noir plombé de Malévitch. Ce sont là, peut-être, les deux manières extrêmes de représenter les formes géométriques. Elles sont, je crois, à utiliser avec modération.

B. M. : Tu as taquiné, de la même manière, Mondrian… Malévitch et Mondrian ont souvent été identifiés comme appartenant à une généalogie de la peinture « pure et sublime ». Cette exposition permet peut-être de mettre le désordre dans ces catégories esthétiques ?

F. M. : Bien sûr, tu m’as fait connaître cet aspect humoristique de Malévitch que mon manque de culture n’excuse pas…

B. M. : Je pense que tu en as eu malgré tout l’intuition. Quand tu qualifies les fameux carrés de Malévitch de « portraits satyriques », tu ne peux pas mieux dire.

F. M. : Les dessins de Malévitch exposés sont légers, subtils, sans parler de ceux qui sont franchement humoristiques. Très proches de ce que j’aurais eu envie de faire, à un moment. C’est tellement plus fin et délicat que ceux, par exemple, de Kandinsky. En fait, j’ai délicieusement honte de me mêler à tout ça…

B. M. : Finalement, cette idée farfelue de vous acoquiner tous les deux peut permettre de regarder autrement vos œuvres respectives ? Mes propres œuvres arrivent à me paraître bien plus « sérieuses » que les dessins de Malévitch. Donc on est à « 15 A » …

B. M. : Egalité ! Comme au tennis…

F. M. : C’est le seul sport que j’ai pratiqué avec beaucoup de maladresse …

B. M. : Ton exposition est tout entière dédiée au carré, au carré dans tous ses états ?

F. M. : Oui mais le carré m’a mis, moi aussi, dans tous mes états. Dès 1952, lorsque j’ai voulu réduire mes décisions subjectives, j’ai éliminé le rectangle, car il implique deux fois plus de décisions subjectives comparé au carré qui n’en a qu’une. Depuis 1952, j’ai réalisé 95 % de mes œuvres avec lui. Il existait une autre figure géométrique qui était elle aussi définie par une seule dimension, c’est le cercle. Mais je trouvais à cette époque que le cercle me semblait moins abstrait que le carré, évoquant plus des formes naturelles. Finalement je suis resté, à quelques infidélités près, attaché à mes bons vieux carrés.

B. M. : La plus ancienne pièce de l’exposition, 3 carrés inclinés à 90° ,75° ,60° avec leurs côtés supérieurs rectilignes, est de 1979. Malgré sa rigueur formelle, elle ne manque pas de drôlerie ?

F. M. : Comme les carrés sont de dimensions différentes (le plus bas fait 1,50 m et le plus haut 1,75 m), et que l’idée est d’une part de poser la base des trois toiles sur le sol, et d’autre part d’aligner leurs sommets, on se trouve logiquement avec deux carrés qui sont ridiculement de travers.

B. M. : Cela me rappelle l’exposition du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1990, que tu avais titrée « Le Ballet des Beaux-Arts ». Il y a dans cette pièce quelque chose qui se passe entre le burlesque et la chorégraphie.

F. M. Oui, j’avais imaginé un ballet ridicule où des gros carrés faisaient des pointes, sautillant d’une page à l’autre ; le mouvement était seulement indiqué par l’idéogramme classique de la BD, en forme de virgule.

B. M. : Pour rester dans ce registre, je ne peux m’empêcher d’évoquer le N°1 de ta fameuse série Géométrie, figures hâtives, pour lequel tu as carrément (c’est le cas de le dire !) prêté ton anatomie… Dans l’exposition de chez Kamel, tu as été plus sage en acoquinant, de façon plus prude, des carrés noirs avec des tubes de néon ?

F. M. : Tu fais bien de signaler cette Géométrie, figures hâtives, où le carré était figuré par quatre empreintes que je ne pourrais pas refaire aujourd’hui. Tout différemment j’avais réalisé une série d’œuvres sous le titre générique de Steel Life (un jeu de mot avec still life (nature morte). En référence à l’encadrement à l’ancienne (avec des fers plats) des tableaux, il s’agissait de carrés blancs dont l’entourage prenait des vacances et se mettait à décoller du tableau. Récemment, et pour cette exposition en particulier, j’ai réalisé des versions en négatif de ces œuvres ; le tableau blanc est devenu noir et le fer plat qui l’entourait est devenu un néon. J’espère avoir de nombreuses années pour mutiler et torturer encore ce cher carré !

1 « Carrément rond », in Quelques courbes en hommage à Lamour, Musée des Beaux-Arts, de Nancy/RMN, 2003
2 François Morellet, Le Ballet des Beaux-Arts.Imschoot, Uitgevers, 1990

Publié dans in Bernard, Marcadé et al., KAZIMIR MALÉVITCH & François Morellet, CARRÉMENT (cat. d’exp.) Paris, kamel mennour, 17 mars – 30 avril 2011, pp. 26-31