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Le choix dans l’art actuel (1965)

On dit que les photographes sont venus juste à temps pour remplacer les peintres qui ne « voulaient » plus représenter la nature. Si ce n’est pas parfaitement exact, on peut cependant dire que la photographie a sûrement hâté le mouvement des artistes vers un art non naturaliste.

Le même processus existe à l’heure actuelle vis-à-vis du choix. On voit des artistes de plus en plus nombreux qui refusent dans la fabrication des œuvres d’art ce choix arbitraire de chaque instant, alors qu’au même moment apparaissent des machines, cerveaux électroniques de plus en plus perfectionnés, qui pourraient remplacer l’artiste dans une grande partie de ses démarches.

Comment en est-on venu à vouloir réduire ce libre choix qui était considéré comme la grandeur de l’art moderne ? Et aussi, comment en est-on venu à cette conception de l’artiste libre choisissant l’emplacement et la couleur de chaque touche de son pinceau pour obtenir une œuvre définitive où rien ne pourrait être ajouté ni retranché ?

Pour cela, essayons de distinguer les différentes catégories de choix. On peut assez arbitrairement en distinguer trois :

Le choix réfléchi et conscient

La décision vient à la suite d’une période de réflexion où sont imaginés les déroulements possibles d’actions qu’entraînera cette décision. Ce choix correspond à la conception classique de l’intelligence rationnelle.

Le choix inconscient et intuitif

La décision est prise sans que la conscience du sujet agisse. Cette décision inconsciente ne serait pas le fruit du hasard mais répondrait aux inclinations profondes du sujet. Cette aptitude à prendre des décisions, à choisir sans que la conscience agisse serait la qualité principale des grands artistes et même des grands scientifiques d’après la conception traditionnelle, issue du romantisme.

Le choix de la cybernétique

Les machines, grâce à leur mémoire et à leur faculté d’envisager les différentes possibilités, décident du choix. Ce choix n’a donc plus besoin pour se réaliser que de machines approvisionnées d’une manière théoriquement objective.

On peut grossièrement retrouver ces trois catégories dans l’évolution historique des arts plastiques depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Les artistes naturalistes, pour réaliser une vision objective de la réalité et atteindre une fiction toujours plus parfaite, se devaient de réaliser un choix réfléchi et conscient dans leurs moyens de création. Ils essayaient différents procédés, rejetant les moins efficaces.

À la fin du XIXe siècle, les meilleurs artistes ont abandonné leur rôle social de chroniqueurs, d’informateurs, aux photographes ; ce faisant, ils ont abandonné toutes les contraintes techniques que nécessitait la reproduction de la nature. Ils sont donc entrés dans une voie ouverte à toutes les libertés. Petit à petit, chaque touche du pinceau n’était plus posée qu’avec la seule contrainte : le choix de l’artiste.

Mais ce choix peut-il se faire réellement à chaque coup de pinceau ?


A

Des artistes l’ont cru. Cette peinture, qui aurait commencé à l’état pur avec la première aquarelle abstraite de Kandinsky, s’est appelée suivant les époques « écriture automatique », action painting, etc. Chaque geste amenant une couleur était décidé par l’intuition, l’inconscient justifiant tout. Cette voie paraît à l’heure actuelle assez épuisée.


B

D’autres ont essayé de remplacer les contraintes anciennes par des pseudo-contraintes considérées comme plus modernes ; et, suivant les époques, on cherchait à reproduire l’aspect « masque nègre », graffiti, dessins d’enfants, affiches publicitaires, sans parler des faux paysages ou natures mortes non reconnaissables. Ces artistes avaient trouvé leur équilibre.

D’un côté, l’image de l’artiste libre, l’artisan créateur tout-puissant, était sauvée, de l’autre, la spécialisation dans une catégorie d’imagerie leur évitait le vertige d’une liberté réelle dans la fabrication de leurs œuvres d’art.

Cette catégorie d’art existera encore longtemps puisqu’elle n’a pas de frontière précise avec l’imagerie et qu’elle se renouvelle en donnant des images poétiques de sujets à la mode.


C

À l’heure actuelle, cependant, on sent une répulsion chez certains artistes à choisir dans le développement de leur travail un moment plutôt qu’un autre. Ils n’ont plus d’eux-mêmes cette religion qui fait croire en 1’infaillibilité du choix arbitraire.

Le sens des ready-made de Marcel Duchamp est un exemple frappant de la réaction contre la conception de l’artiste : artisan-créateur-arbitraire. Dans son porte-bouteilles ou sa pissotière, il a réduit la fabrication artisanale à 0 et les différents choix dans la réalisation à 1 (le choix de l’objet). Le peu de diffusion de l’œuvre de Duchamp, qui était rare et précoce, justifie en partie l’existence et la fortune du Pop Art.


D

Il existe une autre réaction à l’heure actuelle contre cette conception traditionnelle de l’artiste et particulièrement contre les œuvres dont chaque détail a été fixé définitivement par un choix qui refuse toute autre justification que l’intuition.

Ces artistes refusent, d’un côté, de répéter la négation de Duchamp ; mais, d’un autre côté, ils ne possèdent pas encore de « machines » leur permettant d’éliminer en grande partie ce choix arbitraire. Ils savent qu’ils travaillent encore d’une manière primitive parce qu’ils se trouvent au début d’une époque où la conception de l’art entièrement nouvelle apparaît.

Les quatre points caractéristiques de cette tendance me semblent être :

Réalisation impersonnelle

Dans la réalisation de l’œuvre d’art, les décisions arbitraires sont réduites au maximum. Pour cela, les machines sont toujours plus utilisées. Tout d’abord, des machines servant à la production industrielle courante permettent de réaliser des éléments identiques, base même de l’œuvre. Pour la répartition de ces éléments comme pour leur choix même, des cerveaux électroniques pourraient dans l’avenir remplacer l’artiste dans les décisions, restant bien sûr à l’artiste à alimenter ces machines et à leur fixer un but.

Le mouvement

Le mouvement réel supprime à l’œuvre d’art son caractère définitif, immuable. L’artiste n’impose plus un moment privilégié qu’il a arbitrairement choisi. 11 propose une série de situations qui se développent en dehors de lui.

Séries programmées

Même attitude mais sans mouvement réel pour séries programmées. Chaque expérience montre une des possibilités d’un système qui se développe de lui-même. Si un choix peut être fait, il serait fait par le spectateur.

Le jeu

La participation active du spectateur à la création ou à la transformation de l’œuvre d’art est sans doute la conception de « l’artiste » la plus éloignée du créateur tout-puissant romantique. Les génies arbitraires, dont le XIXe siècle a fabriqué les légendes, s’effacent devant le spectateur.

Un fossé profond existe donc maintenant entre les « artistes inspirés » qui font des œuvres où chaque détail est fixé définitivement par un choix qui refuse toute autre justification que l’intuition, et les « artistes expérimentateurs » qui proposent des situations qui se modifient dans l’espace et dans le temps, pour le spectateur et même par le spectateur.

Publié dans Sigma (cat. d’exp.), Bordeaux,  Galerie des Beaux-Arts, 1965, p. 101.