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Morellet : Protestation (1967)

Mon but n’est pas ici de justifier mes néons, mais de répondre à une critique courante qui voit en eux le reflet de l’agressivité même du monde actuel.

Un cliché définit en bloc le monde dans lequel nous vivons comme agressif, dur, inhumain.

Cette définition est évidemment juste lorsqu’il s’agit de la condition sociale et de l’état psychologique de l’homme moderne, dont bien des philosophes ont mis en évidence les aliénations et les psychiatres, les névroses.

Elle devient fausse lorsque le sens commun l’affirme à propos des contacts de l’homme avec le monde contemporain sensible.

Ce monde sensible consiste en effet principalement, pour la plupart des membres de la société dite civilisée, dans les produits que cette propre société élabore dans le but de supprimer pour l’homme toute agressivité extérieure naturelle.

On met entre le soleil et les yeux des lunettes noires, entre les cahots et les fesses des coussins, entre les climats et la peau la climatisation.

Quant aux produits de notre civilisation jugés communément agressifs, quels sont-ils ?

La publicité et la télévision qui ne cherchent qu’à sourire et à rassurer ? Les autos disciplinées ? Les klaxons interdits ? Les films censurés ? Les idéaux politiques attiédis ? Les lumières des villes réglementées ?

Les derniers mouvements artistiques à la mode réagissent-ils contre cette douceur consentante ?

Le Pop Art qui se réclamait de Dada en est en fait l’opposé car il accepte en bloc le monde moderne avec seulement un clin d’œil complice.

L’Op art, après un début qui pouvait faire croire à un refus de l’agréable immédiat, se tourne maintenant vers la douceur des variations raffinées ou vers l’objet délicat qui ira bien avec tous les styles de meubles.

Bien que j’en sois persuadé, je ne tenterai pas ici de prouver qu’à certains moments l’agressivité, la brutalité dans l’art soient une nécessité sociale, mais je voudrais seulement faire admettre que notre société, si on la compare à celles qui l’ont précédée, se caractérise par la suppression de toute agressivité, toute brutalité dans les domaines esthétique, éthique et politique.

Cet aspect souriant et rassurant en réalité cache autre chose. Il cache des structures beaucoup moins souriantes, il peut cacher aussi un avenir beaucoup moins rassurant car le goût de la fausse douceur peut aussi bien faire place un jour au goût de la fausse puissance (le nazisme sait également très bien flatter la paresse intellectuelle).

Alors, si mes néons vous font mal aux yeux, la batterie mal aux oreilles, les piments mal à l’estomac, l’amour mal au cœur, n’en accusez pas l’époque, retournez-vous et dormez en paix.

Publié dans Robbo (Paris), no. 2 (November–December 1967), n.p.