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Mise en condition du spectateur (1967-1969)


1. L’œuvre d’Art et le spectateur

L’intensité d’une perception esthétique est fonction de l’œuvre proposée et du spectateur.

L’histoire de l’art n’est qu’un inventaire d’objets avec des renseignements sur le fabricant et, d’autre part, l’éducation artistique n’est qu’un cours de fabrication.

Les artistes fabriquent quelques mètres carrés ou mètres cubes dans l’isolement de leur atelier, puis ils lâchent ces « œuvres » qui arrivent devant le public pêle-mêle dans les endroits les plus variés (galeries, musées, livres, salons Louis XV, etc.). Sur la quantité, et par suite de circonstances obscures, certaines plaisent un certain temps.

La préparation du spectateur est absolument négligée au profit de la préparation de l’œuvre.

Cette préparation ou mise en condition du spectateur est pourtant la condition sine qua non de l’art, elle a pour but de chercher à rendre le spectateur capable de réagir au maximum à une situation esthétique donnée.

Si la relativité des couleurs et des formes a été jusqu’ici étudiée par les artistes, ce n’était qu’en ce qui concernait chaque œuvre séparée. Mais chaque œuvre est elle-même fonction des œuvres qui l’entourent dans le temps et l’espace.

Mais la succession des œuvres mêmes n’est qu’une des données qui conditionnent l’approbation ou le refus du spectateur.

Nous n’évoquerons pas ici le conditionnement dû à l’éducation, au milieu social, à l’époque, enfin à tout ce qui a formé le spectateur avant son entrée dans le lieu préparé pour lui. Nous savons que ces conditions sont très importantes et qu’en les modifiant il est possible de faire trouver beau ou moral la chose quelconque que l’on a décidé de faire apprécier de cette façon.

Ne pouvant agir sur ces conditionnements, nous nous en tiendrons seulement aux conditionnements de la perception du spectateur dans le court temps réservé habituellement à un divertissement.

Ce conditionnement du spectateur doit tenir compte, entre autres, des données suivantes :

de la force de la lumière

de la température du lieu

des bruits

des odeurs

de la nature du sol

du cheminement droit, courbe, brisé, etc.

Nous ne voulons absolument pas réinventer le spectacle complet ou la synthèse des arts.

Le spectacle complet veut toucher esthétiquement à égalité chaque sens séparément.

Prenons un spectacle de ballet. Le décor, la musique, la chorégraphie, sont l’œuvre d’un peintre, d’un musicien et d’un chorégraphe, éprouvés respectivement comme spécialistes dans leur art.

Par contre, le silence, l’obscurité, le capitonnage des sièges d’une salle de concert, ne sont pas des éléments esthétiques supplémentaires juxtaposés à la musique.

Nous refusons le spectacle complet, mais nous ne pouvons plus accepter l’ignorance complète de l’artiste qui fait son œuvre sans se soucier des conditions dans lesquelles elle sera perçue par les spectateurs.

Imaginez que la Joconde n’occupe en moyenne que 30% du champ de la vision d’un spectateur placé à la distance habituelle des visiteurs du Louvre. On objectera que dans ces 30% se trouve la partie privilégiée et nette de la vision. Oui, mais un œil normal peut-il rester longtemps accommodé sur un objet fixe, alors qu’autour, des formes se déplacent ?

Combien plus fortes sont les sollicitations de ces « accidents », fortes par leurs mouvements, leurs couleurs, leurs bruits, leurs odeurs, sans même parler de la sollicitation sexuelle inévitable pour tout individu normalement constitué dans tout musée normalement visité.

Si les sens autres que la vue pouvaient être momentanément neutralisés pour apprécier une œuvre d’art visuel, il n’y aurait bien sûr pas d’autres problèmes qu’à rendre la vision le plus efficace possible (ce qui est déjà un problème de conditionnement très important). Mais les autres sens existent et la sensibilité aux bruits, aux odeurs, aux contacts, à la chaleur, reste aussi vive et on ne peut non plus supprimer les bruits, les odeurs, les contacts et la chaleur.

Prenons la chaleur qui n’a jamais vraiment été étudiée comme ayant une influence sur la perception esthétique. Il est évident que si la température d’une pièce est de 10° inférieure ou supérieure à la température extérieure, le rouge d’un mur paraîtra plus ou moins vif. Car s’il est vrai qu’une ambiance rouge donne une impression de chaleur, une forte chaleur augmente l’impression de rouge.

De nombreuses expériences sont évidemment nécessaires pour arriver à la mise en condition partielle d’un spectateur donné, en faveur d’un motif visuel donné.


2. Arts du temps dirigé

La musique possède une possibilité de mise en condition partielle : le temps.

La répétition d’un motif rythmique dans le temps crée une impression qui n’est en rien comparable à la répétition d’un motif dans l’espace.

Une frise grecque a un rythme créé par des répétitions. Mais ces répétitions sont visibles immédiatement et globalement dans leur ensemble. Si le temps agit, c’est pour aller de l’ensemble au détail ou, réciproquement, d’un détail à un autre. Le cheminement de l’œil restant pratiquement jusqu’ici imprévisible.

C’est seulement dans les spectacles comme la danse et le cinéma, où le temps est dirigé par l’auteur et non par le spectateur, que le problème change.

Car il est très arbitraire de diviser les arts entre arts du temps et arts de l’espace. Il faudrait dire « arts du temps seulement » et « arts du temps et de l’espace », ou mieux, il faudrait distinguer entre arts du temps dirigé et arts du temps libre, les arts plastiques traditionnels (exceptés danse-spectacle et cinéma) étant dans cette deuxième catégorie.

Nécessairement, la mise en condition exige avant tout un temps dirigé.

Nous l’avons vu, des arts plastiques ayant un temps dirigé comme la danse-spectacle et le cinéma, existent déjà.

Ces arts ont cependant une grande faiblesse, ils ne font appel à aucune participation active des spectateurs et alors le danger de dispersion de l’attention fait place au danger de la rêverie, du demi-sommeil.

Si nous voulons donc que le spectateur puisse réagir intensément et pleinement à des propositions esthétiques, il paraît nécessaire que l’art de demain fasse appel à la mise en condition et au temps dirigé, principalement si nous voulons essayer de toucher d’autres spectateurs que le petit groupe d’esthètes cultivés et raffinés formant jusqu’ici la majorité de notre public.

Paru dans cat. Lumière et mouvement, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris,1967. Revu et augmenté dans cat. Morellet, Gelsenkirchen, Galerie Halmannshof, 1969), n.p.