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Géométrie iconoclaste et géométrie accidentée (1981)

Les géomètres les avaient depuis toujours, moi, je m’en doutais, mais il m’a fallu vingt-cinq ans de pratique para-géométrique pour l’accepter : on ne peut pas « représenter » la géométrie.

Oui, l’immatérialité, l’infini sont les premières qualités de ces lignes, de ces plans dont j’avais la spécialité de « tirer le portrait ».

Bien sûr, je savais (et ça m’énervait) que pour la plupart des amateurs, le premier charme de ces peintures dites géométriques, c’est l’accident, c’est-à-dire ce qui n’est pas la géométrie : l’irrégularité, la texture, la couleur des lignes et des plans (la sensibilité du noir de Malevitch, des couleurs de Mangold ou de l’acier corten de Serra, l’épaisseur des lignes de Mondrian ou le tremblement de celles de S. Lewitt).

Je pensais que ces amateurs avaient tort. J’acceptais même, avec une certaine satisfaction, leur dégoût devant mes œuvres où j’avais retiré, autant qu’il m’était possible, ces délicieuses imperfections. Autant que possible, bien sûr, mais bien moins que nécessaire (pour une pure géométrie).

Maintenant, ma réaction est bien plus complexe en face des « accidents ». Oui, je refuse toujours les accidents d’outils (crayons tremblant, pinceaux bavant, bidons perdants, etc.) ou les accidents de surface (plis de la toile, veines du bois, rouille du métal…), toute cette science des malfaçons artisanales employées sur des matériaux non homogènes, ce « goût du mal fait » cher aux écolos recyclés qui a amené les industriels à imaginer des machines spéciales pour faire des nœuds apparents dans les toiles de lin, des craquelures et des taches dans les céramiques, des bords irréguliers dans les morceaux de sucre roux, etc. Je n’ai pas capitulé devant la demande toujours plus pressante de ces amateurs d’accidents raffinés, mais j’ai abandonné l’espoir de représenter correctement la pure, l’irreprésentable géométrie.

Alors, avec l’esprit de basse vengeance d’un amoureux déçu, je me suis laissé aller à mon goût d’une autre sorte d’accidents redoutables, ceux qui viennent de la rencontre absurde de de deux systèmes logiques. J’ai toujours eu un faible pour ces rencontres exemplaires et historiques comme la fabrication de pissotières et la promotion d’œuvres d’art, la représentation d’un objet et l’inscription d’un titre qui n’en tient pas compte, la superposition de deux œuvres de natures différentes, etc.

Oui, je les aime bien ces accidents de la circulation de l’information ! Collisions de logiques pas faites pour se rencontrer, accouplements hors-nature de logiques inverties, enfin tout ce qui permet à l’intelligence d’exister libre, noble et absurde.

Dans cet esprit, je me suis amusé, dans les cinq dernières années, à provoquer quelques-uns de ces accidents. J’ai, par exemple, pris les deux systèmes traditionnels :

– le système de présentation, c’est-à-dire le support (mur, clou, ficelle, châssis, toile, etc.) qui, en principe, est neutre.

– le système de représentation, c’est-à-dire l’intervention artistique ajoutée sur le support (dessin, peinture, collage. etc.) qui, en principe, est l’œuvre d’art.

Premier accident, j’ai mis les deux systèmes à égalité, leur donnant la même fonction : par exemple, représenter un carré.

Ces deux carrés doivent être superposés et l’un pivoté de quelques degrés autour de l’un de leurs angles. Problème classique de géométrie classique. Mais le carré-support a une épaisseur et le carré-œuvre d’art est mou.

Autre accident, j ‘invertis les deux systèmes. Le support, par une position, une inclinaison inhabituelle, devient l’œuvre d’art, par contre la peinture n’est là que pour indiquer le peu d’information que la neutralité du support donne habituellement : l’horizontalité verticalité…

Publié dans Bulletin n° 12, 1981, n. p.