Préface de l’artiste (1982)
En 1976-1977, à l’occasion d’une rétrospective de mes œuvres circulant dans quatre musées (La Nationalgalerie de Berlin – La Kunsthalle de Baden-Baden – Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris -La Commanderie van St. Jan de Nimègue), un catalogue avait été édité.
Dans ce catalogue, jouant à l’historien d’art, j’avais voulu mettre un peu d’ordre (bien qu’on me reprocherait plutôt d’en avoir trop) dans mes œuvres des vingt-cinq dernières années. J’écrivais : « Sur ce catalogue, j’ai classé mes œuvres depuis 1952 en cinq chapitres. Ces cinq chapitres : juxtaposition, superposition, hasard, interférence et fragmentation, représentent les cinq grandes familles des systèmes que j’ai utilisés depuis vingt-cinq ans (le plus souvent simultanément). »
Et mes œuvres arrivèrent tant bien que mal à quitter le confortable classement chronologique pour se regrouper dans ces nouveaux territoires aux frontières incertaines. En fait, pas si mal que ça en général, sauf en ce qui concernait certaines toiles des dernières années. Comme, par exemple, cette peinture de 1976 : Trame 5° placée horizontalement.
J’avais classé cette œuvre dans les juxtapositions parce qu’en effet elle est couverte de lignes parallèles, horizontales, juxtaposées. J’avais voulu ignorer un petit détail, c’est que la particularité la plus importante de ce tableau n’est peut-être pas d’avoir des lignes juxtaposées, mais plutôt d’être présenté penché à 5°.
Et cette « qualité d’être penché », non seulement n’avait aucun chapitre existant pour l’accueillir, mais ne pouvait être l’objet d’un nouveau chapitre à moins d’accepter une classification comme celle utilisée dans « une certaine encyclopédie chinoise » inventée par Borgès (et rapportée par M. Foucault dans Les mots et les choses), où il est écrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux », etc.
D’un autre côté, j’aurais pu ne m’intéresser pour mon classement qu’aux traces de l’ancienne nature de ma toile (la juxtaposition), comme le font les naturalistes qui, par exemple dans les chauve-souris, considèrent d’abord les mamelles, signes d’un passé honteux, et non les ailes, fruits d’une plus récente et merveilleuse évolution qui les place bien au-dessus des vaches.
Je n’ai jamais pu accepter ce type de classification basé sur ce qui est dépassé. Un classement doit, pour moi, tenir compte en premier de ce qui vient d’arriver ou même de ce qui va arriver.
Cette méthode a d’ailleurs, entre autres avantages, de rendre inclassable tout ce qui est nouveau. Comme étaient en fait inclassables pour moi, en 1976, ces tableaux penchés, apparus vers 1973, et comme doivent l’être maintenant mes œuvres vraiment nouvelles (si elles existent).
Ces œuvres inclassables, d’après mon système, étaient l’exception. Elles sont devenues maintenant la règle. Aussi, je n’ai plus qu’à déclarer close cette nomenclature qui ne me sert plus à rien, et je lui donnerai comme titre : chapitre premier. Exactement comme on le fait pour l’Histoire récente où l’on voit tous les événements contradictoires d’une période devenir « 1a Ve République » quand arrive la VIe ou « la République » quand vient un autre régime, ou même, si les circonstances s’y prêtent, « 1’avant-guerre ».
Ma classification revue et élargie n’aurait donc plus que deux chapitres : avant (voir catalogue Berlin, Baden-Baden, Paris, Nimègue) maintenant (ce catalogue). Soit, plus formellement : les œuvres avec quelque chose dedans (et du neutre autour), les œuvres avec quelque chose autour (et du neutre dedans), ou les œuvres obéissant aux contraintes de la géométrie et les œuvres utilisant la géométrie des contraintes, ou enfin, les œuvres coupées du monde, protégées sur leur support idéal: stable, intemporel et immatériel, et les œuvres éclatées, chassées hors d’un support qui se montre enfin tel qu’il est : pesant, instable, capricieux et toujours prêt à jouer les premiers rôles.
Pourquoi écrire tout cela ? Pourquoi tout vouloir justifier comme si on était encore dans les années soixante ? Pourquoi ressortir ce rationalisme débile et classificateur définitivement démodé ?
Au fait oui, pourquoi ?
Mais, c’est sûrement parce que je suis définitivement démodé
Publié dans François Morellet – Werke/Works 1976-1983 (cat. d’exp.), Bottrop, Josef-Albers-Museum 1983, Ludwigshafen, Wilhelm-Hack-Museum, 1984, p. 10