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Le « mal foutu » et le « moins que rien » (1988)


Le « mal foutu » et le « moins que rien »1 (1988)

Depuis que les impressionnistes l’ont systématisé, rien n’a plus arrêté la marche triomphale du « mal foutu » 2.

Il exprime pour la grande majorité des amateurs d’art la sensibilité et le génie du XXe siècle.

Il a conquis en grande partie les modernistes, en totalité les post-modernistes.

Il délimite le territoire sacré des Arts Majeurs, cette dernière réserve encore à l’abri des designers, photographes et décorateurs en tous genres.

Il recouvre tous les mouvements : Figurations plus ou moins Libres, Nouvelles ou Sauvages, Abstractions plus ou moins Lyriques, Gestuelles ou Expressionnistes, etc. Tous, sauf quelques mouvements spécialistes du plagiat ou de l’appropriation de modèles « bien foutus » 3 et puis aussi un petit courant marginal qui du Pointillisme à l’Art Conceptuel a recouvert quelques mouvements ou groupes qui, il faut bien le noter, n’ont jamais été des locomotives du marché de l’art comme : le Constructivisme, De Stijl, l’Art Naïf, l’Art Concret, le Hard-Edge, l’Op-art-cinétisme 4, l’Art Minimal 5.

Alors que les adeptes de la main chaude (et sensible) forment un grand agglomérat de tendances diverses, les adeptes de la main froide (et précise) ont ensemble quelques points communs et particulièrement un net penchant pour « le moins que rien » 6, penchant qui n’a fait que se confirmer au cours du siècle 7.

Les « mal foutus » ont bien sûr quelques héros du « moins que rien » 8 mais les super-stars 9 et les mouvements à la mode de ces dix dernières années 10 se trouvent toujours du côté de la profusion.

Non, ce vide précieux, ce joyau fragile du XXe siècle, s’attrape mal avec des mains fébriles (qui sont tellement plus douées par ailleurs pour accommoder les restes des Greco, Rubens,

Rembrandt et autres Van Gogh).

C’est donc en atmosphère stérile, avec les mains froides et un matériel de précision que j’ai réalisé mes dernières œuvres : Paysage-Marine et l’Art-Présentation.

Paysage-Marine 11 s’inscrit dans la grande tradition figurative. Après la pornographie 12, ce sont le paysage et la marine que je tente de ré habiliter 13 (et de neutraliser par la même occasion).

L’Art-Présentation ne représente par contre rien, mais il le présente. Il réhabilite bien sûr la présentation l4, mais aussi et surtout le tableau nu, libre de clous et d’images.

Voilà deux « moins que rien » de plus, deux nouveaux culs-de sac 15, grands ouverts sur la voie royale de l’insignifiance universelle et jubilatoire.

1. Ce texte, véritable et déchirante révision de l’histoire de l’art, est à déconseiller à toute personne ayant une sensibilité artistique et tout particulièrement aux artistes indûment cités ou oubliés. 2. Je désigne par « mal foutu » (terme familier, mais pas vraiment péjoratif) toutes les œuvres d’art dont les traces de fabrication sont volontairement visibles (quand elles ne sont pas elles-mêmes le « sujet » de l’œuvre), par exemple : coups de pinceaux irréguliers, coulures, manques, etc., pour les peintures ou coups de ciseaux irréguliers, empreintes des mains, assemblages grossiers, etc., pour les sculptures. Cela veut dire que le « mal foutu » est par principe imprécis, qu’il affectionne les moyens de fabrication amplifiant les irrégularités du travail manuel et qu’il déteste donc tout outil, principe ou système qui guide, corrige ou remplace la main. Quel plaisir de rappeler à ce propos les merveilleuses et si précises variations de Filliou sur : « Bien fait, pas fait, mal fait ». 3. Comme Dada, le Surréalisme, le Nouveau-Réalisme, le Pop- Art ou l’Hyperréalisme qui, à un moment de leur existence, ont plagié ou se sont appropriés la « grande peinture », l’objet de consommation, la pub, la B.D., la photo, etc. 4. L’Op-art-cinétisme a été peut-être le seul de ces mouvements à jouer dès son début le rôle de locomotive (il l’a bien payé par la suite). 5. Cette énumération n’est bien sûr pas exhaustive ; elle ne mentionne pas, par exemple, des (plus ou moins) groupes comme GRAV, Gruppo N., Gruppo T., B.M.P.T., les artistes utilisant la photographie ou 1’ordinateur et aussi des individualités difficiles à classer dans une école comme (parmi beaucoup d’autres et par « rang d’âge ») : Balla, Brancusi, Léger, Herbin, Arp, Gris, Albers, Taueber-Arp, Strzeminski, Reinhardt, Honegger, Artschwager, Hill, Castellani, Haacke, Mangold, Rüthenbeck, Dekkers, J. P. Raynaud, Brown, Palermo, etc., ni ne mentionne les artistes qui ont fait d’abord du «mal foutu» et ensuite du « bien foutu » comme Mondrian, ou d’abord du « bien foutu » et ensuite du « mal foutu » comme Stella, ou du « mal foutu » et du « bien foutu » en même temps comme Sol Lewitt, ou du « presque bien foutu » tout le temps comme Barnett Newman, etc. 6. « Moins que rien », comme l’a si justement fait remarquer Raymond Devos, c’est « déjà quelque chose », c’est-à-dire juste assez pour qualifier comme telles, par exemple, les « sculptures » de Duchamp, Kosuth ou Lavier ou les « peintures » d’Yves Klein, Ryman ou Toroni. C’est-à-dire des œuvres qui apparaissent si simples qu’elles peuvent donner l’impression de ne contenir qu’une idée, qu’une décision arbitraire, ce qui est bien sûr faux. J’ai, en 1980, calculé (avec un système maison éminemment contestable) que, dans un de mes tableaux de « moins que rien » de 1953, 16 carrés, j’avais en réalité pris onze décisions subjectives (longueur, largeur et épaisseur du tableau, couleur, épaisseur et nombre des lignes, etc.). Chez des peintres à la nature généreuse (Chagall, de Kooning, Schnabel, etc.), on arriverait facilement au million. Chez Mondrian, cela va d’une quarantaine à seulement treize (pour la composition avec deux lignes de 1931). Chez Rutault, grand spécialiste de l’économie de décision et de la participation du collectionneur, il n’est pas rare de n’en trouver que deux. Enfin, avec le champion toute catégorie, Duchamp, on ne dépasse pas une unité pour les ready-made de même que pour sa décision d’arrêter de peindre et l’on peut même rêver que le point 0 a été atteint quand il décida d’arrêter sans avoir encore recommencé. 7. Cette confirmation a pu s’établir en dépit (et au travers), de tous les culs-de-sac qui ont ponctué l’histoire des « moins que rien », culs-de-sac bétonnés de Dada et De Stijl, puis culs-de-sac sans fissure du Minimalisme et de B.M.P.T., enfin culs-de-sac vicieux de l’Art Conceptuel, pour arriver à la floraison actuelle si diverse des Knoebel, Armleder, Charlton, Lavier, Vermeiren, Bourget, Perrodin, Verjux, Halley, Taafe (deux spécimens bien discutés, mais typiques de la flore américaine), etc. Il y a aussi, bien sûr, quelques chausse-trappes le long de cette marche inexorable des « bien foutus » vers « le moins que rien » comme par exemple le piège du trompe-l’œil baroque dans lequel est tombé l’Op-art-cinétisme. 8. Les Fontana, M. Louis, Schoonhoven, Beuys, Twombly, Ryman, Long, etc., qui en fait sont souvent très près de nous « les bien foutus » du « moins que rien ». 9. Les Dubuffet, de Kooning, Pollock, Tinguely, Stella (baroque), Kiefer, Schnabel, etc. 10. Comme les Allemands nouvellement fauves, les Italiens transitoirement avant-gardistes, les Français librement figuratifs et les Américains éclectiquement baroques ou graffitistes. 11. Ces formats standardisés : figure-paysage-marine ont été systématiquement utilisés par Rutault (dans ses « définitions méthodes ») comme des rectangles ready-made dégagés de toute figuration. « En aucun cas le format ne représente ce qui viendra y figurer, il le préfigure. » En revanche, pour moi, peintre hyper-figuratif (occasionnellement convaincu), il n’en est pas de même et le «120 paysage » ne représente pas un rectangle de 114×195 cm mais tous les paysages. 12.Voir et lire La géométrie dans les spasmes, catalogue n°15, Le Consortium, Dijon, 1986. 13. Sans oublier, bien sûr, que Seurat et Mondrian avaient déjà courageusement tiré ce genre des mains des impressionnistes. 14. Sans oublier, entre autres, les cadres de Picabia (la merveilleuse Danse de Saint-Guy !), les socles de Vermeiren et les cadres et socles de Bourget. 15. On peut aussi considérer ces culs-de-sac comme des emplacements rêvés pour les pique-niqueurs géniaux et branchés (lire « Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique », catalogue Morellet, Cholet,1971).

Publié dans François Morellet (cat. d’exp.), Paris, Galerie Liliane et Michel Durand-Dessert – Dunkerque, École régionale des beaux-arts, 1988, pp. 22-23, pp. 22-23