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Résister à Descartes (1996)

           Discrète dans les années cinquante – soixante, affirmée dans les années soixante-dix – quatre-vingt et triomphante aujourd’hui, ma frivolité se croyait à l’abri de tout danger. Mais voilà que vient d’apparaître, venant du Nord, du pays sans lequel l’histoire de la philosophie serait vraiment trop légère, une subtile tentative de justification philosophique de mes œuvres. Oui, je l’avoue, dans les années cinquante, j’ai été tenté par ce rationalisme euphorique post-cartésien des adorateurs du progrès et de la géométrie pure et dure. De cette époque, j’ai toujours gardé une grande fidélité à la logique, au système, à la précision et à la géométrie. Aussi pourquoi, aujourd’hui, ne me sentirais-je pas un modeste héritier de Descartes et particulièrement du Discours de la méthode ? Pourquoi pas si l’on s’en tient au titre (écourté) ? Je n’ai rien contre le discours et j’adore la méthode. Valéry a donné une définition de la méthode qui m’enchante : « Chercher une méthode, c’est chercher un système d’opérations extériorisables qui fasse mieux que l’esprit, le travail de l’esprit » (Variété).

           Mais voilà, l’œuvre de Descartes n’est pas seulement une apologie de la « Méthode », et le Discours de la méthode est un titre mutilé, qui, en réalité, se poursuit par pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Je n’ai vraiment aucune envie de bien conduire ma raison ni de chercher la vérité et encore moins de prouver l’existence de Dieu (troisième partie du Discours).

Mon époque et mes incroyances ne sont plus celles de Descartes. Et puis, le substantif « raison » a produit en français deux adjectifs : le respectable « rationnel » et le très réactionnaire « raisonnable » qui mélange le bon sens, la modération et la normalité. La langue allemande a bien heureusement échappé à cette perversion qui a touché la plupart des autres langues européennes. Oui, depuis plus de quarante ans, j’ai eu un attachement indéfectible pour les systèmes, la précision, comme, en fait, pour tout ce qui limitait mes décisions subjectives : contraintes, hasard (programmé), figures géométriques, noir et blanc, etc. Cela m’a permis de prendre des distances non seulement avec mes humeurs, mes drames et mes fantasmes, mais aussi avec certains pique-niques flatteurs des historiens de l’art.

           C’est très tentant et cela donne une si bonne conscience de trouver (a posteriori) des justifications prestigieuses aussi bien dans l’histoire ancienne que dans l’actualité. Moi-même, je n’ai pas toujours résisté à cette tentation.

  • Dans les années quarante, le musée de l’Homme à Paris (et particulièrement l’art océanien et précisément les tapas) avait justifié et affermi mon goût pour une certaine simplification géométrique. J’en avais donc conclu que l’art occidental était devenu sans intérêt et que les secrets de l’art étaient dans d’autres mains (celles des « primitifs » et les miennes).
  • Dans le début des années cinquante, je trouvais dans la « Gestalt-theorie » et dans « l’Art Concret » de bonnes justifications à ma géométrie systématique, puis, un peu plus tard, avec mes amis François et Véra Molnar, nous avons cru en trouver une encore meilleure dans la toute nouvelle « théorie de l’information ». Il nous fallait réaliser des œuvres expérimentales qui serviraient à une nouvelle science de l’art. De toute façon, notre forme d’art avec, entre autres, sa confiance dans la raison, dans le progrès, et sa défiance envers l’individualisme, nous semblait (n’en déplaise à Jdanov) répondre aux vœux des vrais marxistes.
  • Les années soixante, celles du Groupe de Recherche d’Art Visuel, furent toutes dévouées à la participation du spectateur. Le jeu donnait enfin un sens social à notre géométrie.
  • Par la suite, dans les années soixante-dix, j’ai encore par deux fois cédé à la tentation de la justification. Tout d’abord, avec ma théorie du « pique-nique » (que Duchamp avait d’ailleurs esquissée dans une célèbre interview, bien avant moi), je trouvais une raison honorable au non-sens de mes géométries : si mes œuvres ne voulaient rien dire, c’était pour encourager les spectateurs à les faire parler, à leur donner un sens bien à elles.
  • Puis, ultime révélation, grâce au philosophe Clément Rosset et à son livre L’anti-nature, mon goût de la précision et mon abstraction devenaient philosophiquement corrects.

           Par la suite, j’ai résisté aussi bien au Zen qu’à Baudrillard, au Chaos et au Fractal, qui pourtant, m’a-t-on dit, m’auraient tous si bien convenu. Et je résisterai donc à Descartes aussi. Car ma méthode est frivole et non cartésienne. Les systèmes qu’elle utilise n’amènent pas à la vérité, mais plutôt au mensonge, ou plus exactement à des « pseudo » : pseudo-impressionnisme, pseudo-expressionnisme, pseudo-transcendantalisme, pseudo-pornographie, etc., et, j’allais l’oublier, pseudo-cartésianisme.

Publié dans : Alliage, no 28, 1996, pp. 41-42.

Repris dans : « À propos du : Discours de la Méthode », dans : François Morellet – Discours de la Méthode (cat. d’exp.), Mayence, Chorus-Verlag et Galerie Dorothea van der Koelen – Séoul, Galerie Bhak, 1996, p. 7.